Le Pr Eric Fontaine est Médecin au CHU de Grenoble et Chercheur à l’université Grenoble-Alpes. Il est responsable de l’unité de nutrition artificielle et du centre labellisé de nutrition parentérale à domicile du CHU de Grenoble. Ancien président de la Société Francophone de Nutrition Clinique et Métabolisme (SFNCM) de 2013 à 2017, ancien Président du Collège des Enseignants de Nutrition (2010-2017). Il est le Président fondateur du Collectif de Lutte contre la Dénutrition.
QLes recommandations HAS sur le diagnostic de la dénutrition (détaillées par ailleurs dans la newsletter) chez l’enfant et l’adulte de moins de 70 ans ont évolué depuis quelques mois. En quoi ces nouvelles recommandations vont permettre une amélioration des pratiques en matière de diagnostic de la dénutrition ? RPour ce qui concerne la pédiatrie, ce sont les premières recommandations HAS. Nous espérons qu’elles seront plus faciles à appliquer, notamment par l’usage de courbes d’IMC (Indice de Masse Corporelle) en fonction de l’âge. Pour ce qui concerne les adultes, la définition ANAES (NDLR Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé) de 2003 posait deux grands problèmes qui sont maintenant résolus par la version HAS. Le premier problème était celui du seuil d’IMC qui était à 17 kg/m , alors que l’OMS, les sociétés savantes et les textes officiels de remboursement des CNO retenaient 18,5 kg/m . Ce point est maintenant corrigé : le nouveau seuil est bien de 18,5 kg/m .Le second problème était l’usage et l’interprétation des dosages biologies. L’usage de l’albumine comme critère diagnostique était conditionné à l’absence de réaction inflammatoire, ce qui, dans la pratique, rendait ce paramètre inopérant, tant il est rare d’observer une hypoalbuminémie sans syndrome inflammatoire. Par ailleurs, les sociétés savantes internationales avaient inclus la présence d’un syndrome inflammatoire dans le phénotypage (la qualification) de la dénutrition, mais avaient totalement exclu qu’un paramètre biologique soit un critère de dénutrition. Les nouvelles recommandations HAS suivent cette démarche. Le diagnostic de dénutrition est désormais fait uniquement sur des critères cliniques (IMC ou perte de poids). L’albumine n’est plus un critère permettant de faire le diagnostic de dénutrition. En revanche, une fois le diagnostic de dénutrition fait, la présence d’une albuminémie inférieure à 30 g/l permet de dire que la dénutrition est sévère. QLes recommandations HAS en vigueur sur le diagnostic de la dénutrition pour les personnes de plus de 70 ans datent de 2007. Sont-elles amenées à évoluer prochainement ? ROui. Elles devraient faire l’objet d’une révision. Le groupe de travail est en cours de constitution. QQuelles sont selon vous les clés pour favoriser un dépistage précoce de la dénutrition ?
Il faut peser les patients plus souvent et noter le poids dans leur dossier médical. C’est l’amaigrissement qui permet le dépistage précoce, et ce quel que soit le poids du patient. On peut parfaitement être obèse et débuter une dénutrition. Il est alors trop tard pour se « féliciter » de perdre du poids.
QLa complémentation nutritionnelle orale constitue un élément primordial de la prise en charge de la dénutrition. Depuis le mois de juillet 2019, les modalités de prescription et de délivrance des CNO ont évolué. Quelles sont les implications pour les différents acteurs : médecins, pharmaciens et patients ?Concrètement, après avoir posé le diagnostic de dénutrition, le médecin fait une première prescription de CNO pour 1 mois maximum. Il est important que le médecin explique au patient les modalités de délivrance en deux temps en pharmacie. Puis, le pharmacien prend le relais et délivre les CNO pour les 10 premiers jours de la prescription en rappelant au patient de revenir en pharmacie à l’issue de cette période. Au retour du patient, le pharmacien évalue l’observance et adapte, si nécessaire la prescription pour les jours restants, dans les limites des apports prévus initialement par le médecin. Au bout de 30 jours, le patient doit retourner chez son médecin pour une réévaluation de son état. Le médecin renouvelle, si besoin la prescription de CNO par tranche de 3 mois maximum.
Dans la pratique, la visite en pharmacie après 10 jours confère un rôle important au pharmacien d’évaluation de l’observance. La qualité organoleptique des CNO est un point très important dans l’observance. Et c’est souvent en variant les parfums et parfois les marques que l’on obtient la meilleure efficacité. Si le médecin prescrit de manière générique, le pharmacien aura alors une grande latitude pour adapter au mieux le traitement aux préférences du patient.
On peut regretter que les diététiciens, qui sont souvent ceux qui connaissent le mieux la composition de ces produits, ne soient pas considérés dans le cadre de cette nouvelle loi. A quand une possibilité de prescrire par les diététiciens ?
En expliquant qu’il s’agit d’un traitement de la dénutrition. Il faut donc expliquer aux patients pourquoi ils sont dénutris et qu’il faut prendre cela au sérieux, car la dénutrition est source de complications. Une fois que le patient comprend qu’il est malade, il accepte mieux le traitement.
QPlusieurs études récentes, dont l’étude française ENNIGME[1], ont mis en évidence un appétit amélioré associé à la consommation de CNO. Ce résultat va à l’encontre des idées reçues. Quelles sont les bonnes pratiques à conseiller aux patients (ou aux aidants) pour que les apports spontanés ne soient pas affectés négativement par la prise de CNO et soient même améliorés ?Il faut prendre les CNO en dehors des repas. Il est assez fréquent que les patients dinent tôt et légèrement. La prise d’un CNO le soir tranquillement devant la télévision est une option à ne pas négliger. Dans ce cas, il n’y a aucun risque que le CNO diminue la prise du petit déjeuner.
QUne étude qualitative récente[2] a mis en évidence des représentations différentes vis-à-vis des CNO entre les médecins, qui les considèrent plutôt comme des médicaments, les aides-soignants plutôt comme des compléments alimentaires, les patients ayant une représentation très hétérogène : aliments, compléments ou médicaments. Quel serait le message à transmettre afin que les personnes qui prescrivent, administrent et consomment des CNO portent un regard plus unifié vis-à-vis de la complémentation nutritionnelle orale ?Il ne faut pas confondre médicament et traitement. Les CNO ne sont légalement pas des médicaments. Mais la prise de CNO est un traitement qui a démontré son efficacité. On ne peut pas résumer la médecine à la pharmacopée.
QQuelles sont les implications nutritionnelles de la situation épidémique vis-à-vis du COVID-19 pour les personnes dénutries et pour les patients COVID-19 ? En quoi les CNO peuvent-ils être une réponse nutritionnelle adaptée pour ces personnes ?Lorsque le virus déclenche la maladie Covid-19, la réponse inflammatoire est souvent forte et s’accompagne quasiment toujours d’une anorexie. Par ailleurs, lorsque la maladie s’aggrave et touche les poumons, la difficulté à respirer (la dyspnée) diminue encore plus la prise alimentaire. Le patient se retrouve souvent dans une situation où les apports nutritionnels sont fortement diminués. Dans ce cas, les CNO sont une option thérapeutique facile à tester et sans risque pour le patient.
QVous présidez le collectif de lutte contre la dénutrition en 2016, observez-vous des évolutions favorables vis-à-vis de la dénutrition en France depuis sa création : la dénutrition est-elle considérée autrement de la part des professionnels de santé ou des instances publiques ?Depuis la création du Collectif de lutte contre la dénutrition, nous percevons une oreille un peu plus attentive des tutelles et du grand public. Il faut saluer la création dans le dernier Programme National Nutrition Santé d’une semaine nationale de la dénutrition, dont on espère qu’elle aura un grand écho dans les médias et le grand public.
Malheureusement, les professionnels de santé, souvent concentrés sur leur spécialité, restent pour l’instant assez peu préoccupés par la prévention et le dépistage précoce de la dénutrition. En revanche, lorsqu’ils se trouvent en échec thérapeutique, ils évoquent souvent la dénutrition comme une cause de cet échec. C’est à ce moment qu’ils se retournent vers les nutritionnistes, en leur demandant de faire l’impossible. La dénutrition est comme le cancer : il est beaucoup plus facile de la traiter lorsque la maladie débute.
QQuels sont les différents leviers restant à actionner pour améliorer la prise en compte de la dénutrition ? Quels acteurs sont les plus à même de faire évoluer les pratiques ?Faire évoluer les pratiques nécessite d’abord de faire évoluer les esprits. Le grand public a été abreuvé de messages sanitaires concernant des maladies insensibles comme l’hypertension, le diabète ou le cholestérol. Cela est justifié par leurs complications à long terme et par le fait que ces maladies ont des traitements. L’industrie pharmaceutique a bien sûr participé à la modification des pratiques. Il est donc devenu inconcevable pour les patients que leur médecin généraliste ne leur prenne pas la tension artérielle. Ce sont eux qui parfois demandent un bilan biologique pour savoir « s’ils ont du cholestérol ». Concernant la dénutrition, l’objectif est donc de sensibiliser la population générale pour qu’à son tour elle « impose » la pesée systématique par son médecin comme un acte indispensable lors de tout examen clinique.
[1] SEGUY, D. HUBERT, H. ROBERT, J. « et col. » Compliance to oral nutritional supplementation decreases the risk of hospitalisation in malnourished older adults without extra health care cost: Prospective observational cohort study. Clinical Nutrition, 2019, doi: 10.1016/j.clnu.2019.08.005.
[2] BRINDISI, MC. NOACCO, A. AIT BOUDAOUD HANSAL, A. « et col. » Delivery of oral nutrition supplement in hospital: evaluation of professional practices in evaluation of nutritional status and representations of ONS by the caregivers and patients. Clinical Nutrition ESPEN, 2020, 35, p. 85-89 (doi: 10.1016/j.clnesp.2019.11.005).