Interview du Dr Claire Sulmont-Rossé

Le Dr Claire Sulmont-Rossé, directrice de recherche INRAe, travaille au Centre des Sciences du Goût et de l’Alimentation (CSGA, Dijon, https://www2.dijon.inrae.fr/csga). Sa recherche porte sur une meilleure compréhension des facteurs susceptibles d’altérer la prise alimentaire chez la personne âgée, ainsi que sur le développement d’interventions associant nutrition et plaisir à manger pour prévenir et lutter contre la dénutrition. Elle préside le European Sensory Network depuis janvier 2010. Elle est également membre du Collectif de Lutte contre la Dénutrition et de l’association ALIM50+. Pour suivre ses recherches : https://www2.dijon.inrae.fr/senior-et-sens/index.php

QL’apport protidique est un élément clé de l’alimentation des seniors pour prévenir la dénutrition. Quels sont les besoins en protéines des seniors et pourquoi, contrairement aux idées reçues, ne sont-ils pas inférieurs à ceux des adultes plus jeunes ?

RAu-delà de 70 ans, l’apport quotidien en protéines doit être de 1,0 à 1,2 g de protéines par kilo de poids corporel et par jour pour une personne en bonne santé (1,5 g / kg / jour en cas de pathologies) contre 0,8 à 1,0 g par kilo de poids corporel chez les sujets plus jeunes. En effet, les mécanismes de digestion des aliments et d’assimilation des nutriments sont moins efficaces. De plus, pour une même activité physique, la dépense énergétique sera plus importante chez la personne âgée que chez une personne plus jeune.

QQuels sont les facteurs qui expliquent chez les seniors la baisse de la prise alimentaire et en particulier la diminution de l’apport protidique ?

RD’un point de vue physiologique, le vieillissement s’accompagne de changements gastro-intestinaux et hormonaux contribuant à la dérégulation de l’appétit. L’âge peut aussi s’accompagner d’une altération de la capacité à percevoir les odeurs et les saveurs des aliments, ce qui peut entraîner une diminution de l’intérêt pour l’alimentation. Au-delà des modifications propres au vieillissement, la vie d’une personne âgée est marquée par des stress ou des « moments de rupture » susceptibles d’altérer l’appétit et de diminuer la prise alimentaire : veuvage, survenue d’une pathologie, dépendance… Pour l’apport protidique en particulier, la survenue de troubles bucco-dentaires peut entraîner une difficulté à mastiquer la viande ; la survenue de difficultés financières peut conduire à modifier ses achats de viande ou de poisson ; enfin, la solitude subie lors des repas (suite à un veuvage) peut entraîner une perte d’intérêt pour les plats familiaux – souvent porteurs de convivialité, mais aussi apports importants de protéines. Enfin, il convient de ne pas oublier la méconnaissance des besoins nutritionnels de la personne âgée, par la personne âgée elle-même et par ses aidants.

QDe quelle façon l’entrée en EHPAD peut-elle modifier le rapport d’une personne âgée à son alimentation ? Quel peut être l’impact sur l’apport en protéines ?

RQu’il soit volontaire ou non, l’emménagement en EHPAD marque une rupture dans la vie de la personne âgée en modifiant ses habitudes, son environnement physique et social. En plus de s’adapter à la vie en collectivité, la personne doit également s’adapter à des règles édictées par de tierces personnes, notamment en ce qui concerne son alimentation. Dès lors, la personne âgée est confrontée aux pratiques culinaires, aux habitudes alimentaires, aux connaissances (ou croyances) nutritionnelles, voire aux préférences alimentaires des personnes en charge de la nourrir. Il est donc possible que ces changements cristallisent progressivement de nouvelles habitudes alimentaires, parfois en rupture avec les capacités et préférences de la personne âgée, et soient à l’origine d’une diminution de la consommation alimentaire, et notamment des plats protidiques.

QLa complémentation nutritionnelle orale constitue un élément primordial de la prise en charge de la dénutrition. Quels sont les déterminants permettant de favoriser une bonne acceptation des CNO par le patient et une bonne observance ?

RIl me semble que les clefs pour favoriser une bonne acceptation des CNO sont les suivantes : développer des CNO conformes aux attentes sensorielles (intensité sapide, arôme…) des personnes âgées et conformes à leurs habitudes alimentaires (autrement dit, des produits proches de leur répertoire alimentaire habituel). Mais une bonne observance des CNO, c’est aussi informer correctement les personnes âgées de l’intérêt de ces produits : à quoi ça sert, pourquoi on leur en donne, pourquoi c’est important de les prendre.

QDe quelle façon les différents acteurs de la chaîne (industriels, médecins, pharmaciens, aidants) peuvent-ils eux aussi favoriser cette observance ?

REn COMMUNIQUANT correctement avec les personnes âgées ! Le développement de CNO devrait être « old consumer-centered ». Pour les professionnels de santé : en expliquant les prescriptions de CNO, et donc en informant les personnes âgées de leurs besoins nutritionnels et de la problématique de la dénutrition. Ce dernier point implique que les personnels de santé soient eux aussi très bien formés des besoins nutritionnels de la personne âgée et du risque nutritionnel.

QLa première semaine nationale de la dénutrition se déroulera du 12 au 19 novembre 2020, partout en France. Quels sont selon vous les messages clés à faire passer au grand public, aux professionnels de santé, aux aidants ?

RBien manger est un élément clef du bien vieillir. Bien manger, ce n’est pas seulement observer les recommandations nutritionnelles, mais continuer à avoir du plaisir, en particulier en mangeant des aliments appétissants et savoureux, en continuant à partager des repas conviviaux, en mangeant avec d’autres, dans un espace agréable et à son rythme.

QQuels types d’actions peuvent être mises en place dans le cadre de cette semaine de la dénutrition pour faire évoluer les connaissances liées à la dénutrition et les pratiques vis-à-vis de sa prévention et de son traitement ?

RDe nombreuses actions peuvent être envisagées. A Dijon, nous envisageons des actions autour de la pesée (« mon poids, un indicateur de taille ») : au-delà de 70 ans, surveiller son poids au moins une fois par mois (plus en cas de pathologies), c’est un moyen simple de prévenir la dénutrition. Chez le médecin, ça devrait être automatique : contrôle du poids, de la même façon qu’on fait des contrôles de la tension. Mais l’essentiel de cette semaine, c’est de sensibiliser la société – les personnes âgées, les aidants, les familles, le personnel sociomédical, les pouvoirs politiques – sur la problématique de la dénutrition. Tous, nous risquons un jour d’être confronté à un parent, grand-parent, qui se dénutrit.